Discours de Monsieur Longin Pastusiak, Président du Sénat, lors de la 6e Réunion de l'Association des Sénats européens
du 24 au 26 mai 2004, à Varsovie
L'adhésion à l'Union européenne des dix nouveaux pays, dont la Pologne, est un événement décisif. Nous avons franchi un pas important vers une Europe réellement unie. Ce processus n'est pas encore achevé. De plus en plus rapide et profonde, l'intégration offre plusieurs défis à l'Union européenne et à chacun des Etats membres et ceci dans de nombreux domaines. En font également partie ceux qui touchent aux parlements. Il est nécessaire d'élaborer des dispositions légales, des règles et des procédures visant à faire participer les parlements nationaux aux processus décisionnels qui s'opèrent à l'échelle communautaire.
La présente Réunion de l'Association des Sénats européens, organisée à moins d'un mois après le grand élargissement de l'Union européenne, est une excellente opportunité pour analyser les compétences des parlements nationaux relatives aux affaires communautaires et, tout particulièrement, pour s'interroger sur le rôle des Chambres hautes. Les parlements de l'ensemble des pays adhérant à l'Union européenne ont été activement engagés en faveur du processus d'harmonisation du droit national au droit communautaire.
On note actuellement une nette tendance qui vise à renforcer le rôle des parlements nationaux au sein de l'Union européenne. Jusqu'ici, nous avons observé, comme règle générale, la domination des gouvernements nationaux qui tenaient le rôle principal dans les relations avec les institutions communautaires tandis que celui des parlements nationaux était moins significatif. On estime que le parlement d'un Etat membre perd près de 60% de ses compétences législatives actuelles suite à leur transfert à l'échelon décisionnel européen. Aujourd'hui, ce processus d'affaiblissement de la position et de l'impact des parlements nationaux est stoppé et inversé, lentement mais systématiquement. La nécessité d'assurer aux parlements nationaux des possibilités institutionnelles permettant d'influencer la création du droit communautaire a été soulignée dans de nombreuses déclarations, entre autres dans la déclaration n° 13 "sur le rôle des parlements nationaux dans l'Union européenne" ou dans le "protocole sur les parlements nationaux dans l'Union", annexé, en vertu du Traité d'Amsterdam, au traité instituant l'Union européenne. Ils invitent les parlements nationaux à renforcer leur activité portant sur les actions communautaires, y compris la collaboration avec les gouvernements nationaux, indispensable à l'élaboration de la position commune. Outre les déclarations, on met en place ou l'on développe les formes institutionnelles de la contribution des parlements nationaux à des mécanismes décisionnels de l'Union, tels que la COSAC.
La contribution active des deux Chambres parlementaires ou seulement d'une d'entre elles au processus décisionnel à l'intérieur du pays, portant sur les questions afférentes à l'Union européenne, dépend en grande partie de la conception générale du bicaméralisme. Le modèle fondé sur les Chambres équivalentes, symétriques nécessitera la participation analogue des deux Chambres, comme cela se fait, à titre d'exemple, en Italie. Le modèle alternatif du bicaméralisme non équivalent ou asymétrique rend probable la situation où le rôle majeur sera joué par une seule Chambre, le plus souvent la première, ce qu'on observe en Autriche. Le caractère asymétrique des Chambres ne doit donc aucunement exclure la participation égale des deux Chambres aux affaires relatives à l'Union européenne, à l'instar de la V République Française. On peut même dire que, dans certains cas, la participation à la prise de décisions en matière communautaire permet de récompenser la position, généralement plus faible, de la deuxième Chambre. Dans les procédures internes, relatives à la création du droit ou à l'exercice du contrôle, la position des Chambres peut ne pas être équivalente mais elle s'équilibre en matière de politique européenne. C'est peut-être ainsi que s'explique la nouvelle fonction de la deuxième Chambre du parlement national.
Par ailleurs, au sein de l'Union, la deuxième Chambre peut jouer un rôle particulier pour représenter les intérêts des régions et des collectivités territoriales. On ne peut pas oublier que notre continent est témoin de tendances et processus contradictoires. D'une part, l'intégration et la globalisation se renforcent, d'autre part la régionalisation s'accentue. Dans de nombreux pays on observe une nette tendance visant à accentuer les différences et les particularités face à d'autres pays. Pour cette raison, semble-t-il, la deuxième Chambre puisse s'avérer un outil très efficace en vue de représenter ces régionalismes, tout en restant un organe qui permet leur institutionnalisation européenne. La Belgique, l'Espagne et surtout l'Allemagne le prouvent de façon convaincante. Il suffit de rappeler que la Bundesrat allemande a prévu une large coparticipation des länder allemands à des processus d'intégration européenne, en transformant progressivement cette Chambre en celle qui ne représente pas tellement les Etats face à la fédération allemande mais plutôt les Etats face à l'Union.
La participation des Chambres parlementaires, dont celle du Sénat, aux mécanismes décisionnels de l'Union nécessite l'élaboration des normes législatives nationales. Le rang constitutionnel, attribué aux dispositions qui régissent le rôle européen des parlements nationaux, n'est pas une nécessité mais se présente comme une démarche très utile et ceci pour de nombreuses raisons. Tout d'abord, car cela revêt une signification symbolique. Le fondement constitutionnel des actions relatives aux affaires européennes, entreprises par les Chambres parlementaires, souligne l'importance de ces actions. Il est à la fois une certaine récompense au titre d'un abandon partiel des prérogatives législatives nationales au profit des organes communautaires. Ensuite, une approche constitutionnelle des activités européennes du parlement permet, compte tenu de leur importance, de distinguer une nouvelle fonction de la législation nationale : la fonction européenne. Cette fonction consiste à intégrer les normes communautaires dans le système juridique interne ce qui, indiscutablement, fait partie de l'activité législative, mais également à coopérer avec le gouvernement dans le domaine communautaire ce qui est lié à une certaine forme de contrôle. Troisièmement, l'approche constitutionnelle de la fonction européenne du parlement contribue à la sûreté et à la stabilité ce qui, pour tout ordre juridique, représente une valeur en soi. Cependant, même en absence de dispositions appropriées dans la Constitution, une interprétation pro communautaire de la loi fondamentale est de rigueur et nécessite, entre autres, une participation maximale du parlement aux processus d'intégration européenne. Cette interprétation s'applique aux actes juridiques mineurs (les lois) et aux règlements parlementaires. Ces derniers doivent faciliter au parlement la collecte d'informations nécessaires et la coopération avec le gouvernement en vue d'élaborer la position commune adressée à l'Union. Il s'agit essentiellement de procédures qui impliquent l'obligation, incombant au parlement, de communiquer certains documents aux Chambres, de procéder aux consultations ou d'exprimer l'avis sur certains documents, de mettre en place des organes internes spécifiques (des commissions). Ces commissions, dites "commissions européennes", sont aujourd'hui bien implantées mais il reste toujours à décider si elles doivent fonctionner séparément, au sein de chaque Chambre, ou bien travailler sous la forme de commissions communes. Le choix du modèle de la "commission européenne" devrait correspondre, semble-t-il, au modèle de l'implication des Chambres dans les affaires européennes. Ainsi, si nous optons pour une fonction européenne remplie par les deux Chambres, sans spécialisation distincte, la commission commune paraît plus appropriée (l'exemple d'Espagne le prouve). Si nous optons pour une répartition du travail ou une réalisation asymétrique des tâches européennes par les deux Chambres, le choix en faveur des commissions séparées semble plus judicieux.
Lorsqu'on analyse les fondements constitutionnels des compétences du Sénat de la RP en matière d'Union européenne, on aperçoit aisément qu'ils sont très modestes. La Constitution de la RP régit seulement la question de transfert des compétences des organes nationaux, dans certains domaines, au profit de l'Union et précise la primauté du droit communautaire dérivé en cas de conflit avec les lois.
La Constitution polonaise ne définit pas avec précision le rôle du parlement afférent à la participation aux activités de l'Union européenne. Il faut donc se référer au Protocole sur le rôle des parlements nationaux dans l'Union européenne, mentionné ci-dessus.
Comme nous le savons, ledit protocole stipule qu'il est nécessaire de transmettre rapidement tous les documents de consultation de la Commission européenne (tels que les livres verts, livres blancs et communications) aux parlements des Etats membres et de communiquer les projets d'actes législatifs de l'Union suffisamment à temps pour que les gouvernements des Etats membres puissent veiller à ce que les parlements les reçoivent rapidement. Il faut observer que le protocole définit clairement l'acteur chargé de transmettre sans délai les documents au parlement : il s'agit du gouvernement. Chose encore plus importante : le gouvernement de l'Etat membre est également responsable du résultat de ce transfert de documents.
Le préambule du protocole précise que la participation plus active des parlements nationaux aux activités de l'Union européenne est une nécessité mais que la forme de cette collaboration relève de l'organisation et de la pratique constitutionnelle propres à chaque Etat membre.
Afin de mettre en œuvre les dispositions du Protocole et de combler une lacune résultant de l'absence de régulations constitutionnelles, la Loi relative à la collaboration du Conseil des Ministres avec la Diète et le Sénat portant sur les affaires relatives à l'adhésion de la République de Pologne à l'Union européenne a été adoptée le 11 mars 2004.
La loi susvisée oblige le Conseil des Ministres à collaborer avec la Diète et le Sénat pour toutes les affaires portant sur l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne et à présenter aux deux Chambres parlementaires - je tiens à le souligner - les informations sur la participation de la République de Pologne aux travaux de l'Union européenne. Ces informations doivent être communiquées au minimum tous les six mois. La loi régit également la question portant sur le droit d'exiger la présentation des informations portant sur l'adhésion de la RP à l'Union européenne, dont bénéficient tant la Diète que le Sénat ainsi que "leurs organes compétents en vertu du règlement", soit les "commissions européennes" de chaque Chambre.
En rapport à la loi susvisée, le 22 avril le Sénat de la RP a adopté une résolution relative à la modification de son règlement. Cette modification a permis de constituer la commission du Sénat, dite "Commission des Affaires de l'Union européenne". L'avenant au règlement définit également les tâches de cette commission, qui couvrent l'ensemble des affaires relatives à l'adhésion de la République de Pologne à l'Union européenne, et notamment portant sur l'adoption de positions communes et de points de vue concernant les projets d'actes législatifs communautaires, les projets d'accords internationaux (à signer par l'Union européenne, les Communautés européennes ou leurs Etats membres), les projets de travail du Conseil de l'UE, des programmes législatifs annuels de la Commission européenne, l'analyse des informations et d'autres documents communiqués par le Conseil des Ministres.
Nous arrivons ainsi à une question qui est probablement la plus importante. Il s'agit, bien évidemment, du partage des compétences afférentes aux affaires communautaires entre les deux Chambres du parlement. En d'autres termes : les compétences communautaires doivent-elles être exercées par les deux Chambres ? Dans quelle mesure ? Ne faudrait-il pas les confier à une seule Chambre ? Laquelle ?
Le débat sur les compétences des deux Chambres du parlement polonais en matière d'affaires communautaires a été très animé. Lors de ce débat, on a soumis à une analyse approfondie les compétences du parlement, au sens traditionnel et, dans ce contexte, une question de coparticipation à la création de la législation communautaire. La réponse à la question portant sur la signification de cette "coparticipation" dictait l'affectation des compétences relatives aux affaires communautaires entre la Diète et le Sénat de la RP. Lors des travaux législatifs, malgré les doutes soulevés dans le premier temps, on a considéré que les travaux des représentants du pouvoir législatif sur les propositions du gouvernement, concernant le processus législatif communautaire, ne faisait pas partie des fonctions du parlement dans son acception classique. Ils se situent à la charnière des fonctions législative et de contrôle et, dans la pratique, ils constitueront une compensation au titre des compétences législatives du parlement abandonnées au profit des organes communautaires.
Cependant, on ne peut pas compenser les compétences législatives effectivement perdues par le seul accroissement des compétences en matière de contrôle (qui, en vertu de la Constitution de la RP, reviennent essentiellement à la Diète de la RP). Pour cette raison, la loi du 11 mars 2004 stipule qu'en définissant les modalités de coparticipation du parlement à l'élaboration de la position polonaise dans le domaine des acquis communautaires, il convient de prendre en considération les deux Chambres.
La "symétrie" des compétences des Chambres n'est pourtant par pleinement assurée par la loi, malgré les efforts du Sénat. Ce déséquilibre se manifeste non seulement par le droit exclusif, dont dispose la commission de la Diète, de se prononcer sur les candidats désireux d'occuper certaines fonctions dans l'Union européenne, mais principalement par le rôle différent des deux Chambres dans le processus législatif, ce qui est régi par la Constitution. L'affaiblissement du rôle du Sénat résulte des dispositions de la loi sur la collaboration du Conseil des Ministres avec la Diète et le Sénat portant sur l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne. En vertu de ces dispositions, seule la commission chargée de l'Union européenne peut exprimer l'avis avant un examen définitif de la proposition législative au Conseil de l'Union européenne et - chose encore plus importante - dans la pratique, le Conseil des Ministres tient compte uniquement de cet avis. Il a été précisé que le non-respect de l'avis de la commission de la Diète, par le Conseil des Ministres, lors de son examen définitif, exigeait une explication immédiate, par la commission, des raisons des divergences. Quant à la commission du Sénat, elle ne participe pas à cette procédure. Son rôle se limite à élaborer un avis destiné au Conseil des Ministres, que le gouvernement n'est pas tenu de prendre en considération.
Telle est d'ailleurs la raison pour laquelle 75 sénateurs de diverses options politiques, ce qui représentent 3/4 de la Chambre, ont saisi le Tribunal Constitutionnel afin de faire examiner si les bases entraînant la limitation des compétences de la Chambre haute étaient conformes à la Constitution de la RP. Parallèlement, le Sénat a préparé un projet de loi visant à modifier une disposition de loi relative à la collaboration du Conseil des Ministres avec la Diète et le Sénat portant sur l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne, préjudiciable à la Chambre haute.
Il me semble qu'il serait utile, dans un avenir proche, de compléter la Constitution de la RP par un chapitre consacré aux modalités de fonctionnement de la Pologne au sein de l'Union européenne. Nous aurions alors à faire à une situation la plus souhaitable où la norme constitutionnelle oblige le gouvernement à prendre note de l'avis du parlement et à définir la plate-forme où cela aura lieu. Les normes visées aux règlements des Chambres préciseront les modalités visant a proposer et retenir des parlementaires - membres des commissions, des principes procéduraux de fonctionnement des commissions et les modalités d'échanges entre les commissions et les organes compétents de la Chambre ainsi qu'avec d'autres organes parlementaires, à l'intérieur du pays et en dehors du pays.
Indépendamment des considérations susvisées, portant sur la fonction de la Chambre haute, il faut souligner la signification même du phénomène d' "européisation" des parlements nationaux mais également - lorsque nous analysons les choses d'un point de vue opposé - le phénomène de "parlementarisation" des institutions européennes. Les parlements nationaux, de plus en plus engagés dans les processus d'intégration et le Parlement européen, de plus en plus actif dans la prise de décision à l'échelon communautaire, assurent que l'Union européenne ne sera pas perçue comme une organisation gouvernée par la bureaucratie de Bruxelles mais comme une vraie communauté de tous les citoyens des Etats membres. Seulement à ce moment on pourra parler d'un véritable succès de l'intégration : quand les citoyens sentiront qu'à travers leurs représentants - ceux qui siègent au sein des organes nationaux et ceux qui siègent au parlement de Strasbourg - ils exercent une influence sur les affaires communautaires.